Ayant quitté depuis peu les bancs des squares si agréables de Valorium, Arqeos était à présent redescendu plus bas dans la cité. C’était certes là où c’était un peu moins beau, où ca sentait un peu moins bon, où l’atmosphère était moins calme et où les voix qui braillaient ci et là étaient moins mélodieuses, mais cela restait malgré tout Aphelion, aussi étonnant que cela pouvait l’être.
Le Juge arpentait les rues sans réel but particulier, d’un point de vue extérieur puis au vu et au su de la profession qu’il exerçait, on aurait volontiers affirmé qu’il patrouillait. Un tel raccourci restait toutefois maladroit de par le préjugé qu’il transportait, pour patrouiller encore fallait-il en avoir conscience.

Derrière le masque impassible qui caractérisait son visage, le Zéphyr était encore et toujours émerveillé, même après y avoir passé toute son enfance, par la vie qui bouillonnait à Aphelion. Il se prenait toujours au jeu de marcher, d’errer puis de prendre quelques instants pour se rendre en compte du fourmillement perpétuel autour de lui, des allées et venues de la populace, de se représenter les marchandises qui allaient partout, puis d’agrandir tout ça à l’échelle de la Capitale.
Qu’était-il, au milieu d’une telle agitation ? Rien et Tout. Car qu’est ce qui faisait en sorte que tout cela soit possible, qu’autant de personnes puissent cohabiter de manière aussi saine ? La Loi. Et lui qu’était-il, dans l’absolu ? La Loi. Était-ce souffrir de mégalomanie ? Non.

Arqeos observa nonchalamment la foule, il y avait de tout : des bruns, des blonds, des hommes, des femmes, des petits des grands … Celui la était quand même bigrement grand. L’individu se rapprochait. Ah oui, il était quand même TRÈS grand. Trop grand pour ne pas attirer l’attention du Juge : celui-ci s’attarda un peu plus sur lui. Grand (sans blague !), large d’épaules, on pouvait dire que c’était quelqu’un qui n’était pas franchement avenant de prime abord. Son visage semblait, quant à lui, tranche quant au reste de son corps. En effet, la finesse de ses traits offrait un paradoxe intéressant vis-à-vis de sa carrure et de sa musculature massive, qui lui conférait, par extension, une allure brutale.

De là où il était, le Zéphyr ne distinguait qu’un manche impressionnant apparaissant au-delà de l’épaule du colosse. Quelle que puisse être l’arme en question, il était facile de penser qu’elle pouvait être d’une taille correspondante à celle de celui qui la manie, lequel n’aurait sans doute aucun mal à manier le poids d’un tel engin de mort.
Il était vrai qu’Arqeos, lui, ne portait pas d’armes malgré son statut de Juge Céleste. Ses compétences martiales et guerrières résidaient toutefois ailleurs.

La vue du symbole sur son épaule, mis définitivement tout son esprit en ébullition, dont la curiosité était un comburant essentiel. La Garde de Cerberus ? A moins qu’ils soient issus des quelques hommes affectés au sein de l’Empire, ce petit contingent – ils étaient cinq en tout – pouvait avoir été envoyé de la Crinière pour enquêter sur quelconque affaire ayant rapport aux Reivens.
Outre satisfaire son insatiable soif de savoir et son intarissable curiosité, un Juge se devait de savoir cela, surtout s’il était question de Reivens.

Ses yeux s’endurcirent davantage alors qu’il prit la décision d’aller immédiatement s’enquérir de ce qu’il en était plutôt que de continuer à le toiser, car la proximité le révélerait sans doute un peu trop, ce qui aurait paru très probablement impoli, même s’il demeurait un Juge. Arqeos était toutefois clairement sur ses gardes, car, hormis les quelques hommes ayant, par folie ou par courage, rejoint la Garde de leur propre gré, la plupart d’entre eux étaient des criminels ayant d’ores et déjà subi un Jugement. Et au besoin, il rendrait le second.

Sa longue chevelure d’or flottait dans le vent alors qu’il s’approchait du colosse, de son manteau noir et des quatre « nains » qui l’accompagnait. Il fallait toutefois avouer qu’il n’était pas bien plus grand qu’eux. Comme d’habitude, il comptait s’amuser à jouer de son apparence pour tromper la fonction qui était la sienne :

- Monsieur ? Excusez-moi de vous déranger, mais que fait la Garde de Cerberus ici même ?

Il sortit un mensonge gros comme une maison afin de justifier sa question, histoire de ne pas paraitre trop inquisiteur, si son interlocuteur tombait dans le panneau cela voudrait tout dire.

- A vrai dire, pardonnez moi d’être direct, mais mon père est âgé et sensible du cœur. Si jamais la nouvelle tombait brutalement, qu’il y ait des Reivens non loin d’ici … Vous voyez ?

Au pire, il passerait pour un honnête citoyen un peu curieux mais de bonne foi, au mieux pour un gros abruti. Même si son immense tatouage distinctif était sous une bonne couche de vêtements, il subsistait toujours un moyen que l’on décèle sa véritable identité : une bague qu’il portait à l’index, caractéristique et arborant l’aigle impérial. A voir si le grand type aux cheveux blancs était malin … ou pas.

Généralement, on ne posait aucune question à la Garde Cerberus. Les raisons étaient diverses et variées mais c'était en principe la peur qui maintenait une distance entre le peuple et ceux-ci. Loki ne s'en plaignait évidemment pas, devoir se justifier sans arrêt sur les raisons de sa présence en ces lieux aurait tendance à vite l'énerver. Lui et ses hommes traversaient les rues d'Aphélion, attirant le regard des passants. Le colosse savait que sa mission en ces terres toucherait bientôt à sa fin et il avait hâte. Bien qu'en sa qualité de Cerbère, il ne lui appartienne pas d'intervenir dans la politique de Solaris, il n'en portait pas moins une animosité certaine envers ceux qui se croyaient au dessus de tout. L'argent et la corruption envahissaient les rues de cette cité libre. Mais libre de quoi ?

Alors qu'ils continuaient leur avancée, un homme interpella Loki. S'arrêtant devant lui, il étudia les traits de ce dernier. Il ne pouvait pas être autre chose que Zéphyr, la grâce de ses traits ne permettant pas un seul instant de croire le contraire. La blondeur de ses cheveux soulignait l'aspect dur de cet homme qui, même s'il le voulait, ne pouvait être invisible aux yeux du petit peuple. Des êtres parfaits pour beaucoup. Les gardes autour du capitaine s'arrêtèrent également, agissant comme venait de le faire l'argenté. S'il avait choisi ces quatre là, c'était justement parce qu'ils étaient doués. Très doués même. Ils avaient déjà repérés la bague à l'index du jeune homme bien qu'ils n'en parlent pas. Après tout, leur travail ne consistait-il pas justement à observer alentours ? Un juge, sans la moindre contestation possible. Un juge qui les prenait pour des imbéciles, ce que Loki détestait.

- Crois-moi mon gaillard... Si les Reiven étaient revenus, ton père préférerait mourir d'une crise cardiaque plutôt que sous leurs coups. Maintenant, écarte toi.

Et, sans lui adresser d'autres mots, il le dépassa. Ses hommes, par réflexe, suivirent le mouvement bien que de l’incompréhension se lisait sur leurs visages. Ils connaissaient Loki et se doutaient des raisons qui le poussaient à ignorer le juge. Cependant... Les Juges n'étaient pas à prendre à la légère. Et parmi les quatre qui accompagnaient le colosse, trois d'entre eux avaient déjà été confrontés à l'un d'eux. Un souvenir marquant qu'ils ne parvenaient pas à oublier. L'un des gardes, le plus jeune visiblement, prit alors la parole.

- Capitaine... C'est un Juge. Vous ne pouvez pas l'ignorer comme ça. On va avo...

Loki venait de s'arrêter brusquement, dardant un regard qui ne permettait pas le doute. L'homme se tût immédiatement, reprenant une posture toute militaire. Il tourna alors son regard vers le Juge "caché". Il n'était pas idiot au point de croire à une erreur de cet homme. S'il avait vraiment voulu être incognito, il n'aurait pas laissé cet insigne sur son doigt. Tout comme la Garde Cerberus arborait un blason caractéristique, les hommes de Loi possédaient cette chevalière et un tatouage. Un signe de reconnaissance et d'appartenance à un groupe.

- Un juge ? Où vois-tu un juge toi ? Un simple passant qui pose des questions, voilà ce que je vois, moi. Et même s'il l'était, la Garde Cerberus ne rend des comptes qu'à la Commanderie de la Crinière. Pas à quelqu'un qui se moque de nous. Reste à la place qui est la tienne, Yvan, ça t’éviteras bien des emmerdes.

La menace était réelle et les hommes le savaient. Le dénommé Yvan était un brave type mais son passé tumultueux lui faisait se méfier des hommes de loi. Rien de surprenant mais en gagnant les rangs de la garde, il se devait de mettre cette appréhension de côté. S'il devait avoir peur de quelqu'un, alors c'était de son capitaine. Et de personne d'autre. Cependant, le fait qu'il l'ouvre ainsi obligeait le colosse à reporter son attention sur le Zéphyr. Haussant suffisamment la voix pour se faire entendre de lui mais aussi des autres autour, il reprit :

- Alors, t'arrêtes de nous prendre pour des cons et tu te présentes ou je continue ma route avec mes gars ? Si tu veux des réponses, c'est ta seule chance. A toi de voir !

Son éternel franc parler. S'il confirmait son statut de Juge, alors Loki serait plus enclin à répondre aux questions de cet homme. Après tout, il est vrai que la Garde n'avait par principe aucune raison de se trouver dans les parages. Que cela soulève des questions, c'était donc légitime.

La où d’autres auraient pu se raidir d’effroi face à une situation où l’on aurait jugé la tension plus que palpable, le Juge lui préférait s’en amuser et trouvait la scène absolument délectable et plaisante. Il est vrai que ce n’était certes pas la meilleure façon de s’adresser à un Juge Celeste, et bien qu’Arqeos ait guetté la moindre injure qui aurait permis de l’inculper pour outrage, il reconnaissait toutefois que c’était lui qui avait été le plus méprisable des deux.

Les répliques du grand gaillard furent cinglantes, mais justifiées. Il avait un semblant d’amour propre et de sens de l’honneur, qualités que le Juge appréciait. Son attitude se justifiait simplement par la volonté de mettre en œuvre un simple test. Il était conscient que sa propre ferveur en la Loi le desservait parfois fortement. En effet, il ne pouvait s’empecher de percevoir la Garde de Cerberus comme un « ramassis » de criminels et il était inutile de préciser à nouveau en quelle estime il pouvait tenir ceux qui avaient transgressé la Loi ne serait ce qu’une fois. Une telle image faisait même passer au second plan l’idée que la Garde puisse être composée de volontaire.

Ce simple test, aussi impoli soit-il, était avant tout un moyen de jauger son interlocuteur, puisqu’il n’aurait en aucun cas causé avec une racaille écervelée.

Il devait donc admettre que son interlocuteur avait une « sacrée paire de couilles », ce qui n’était pas étonnant vu l’accent Valkor qui le caractérisait. Pour avoir étudié leur Loi et donc connaître parfaitement leur langue, on retrouvait cette fierté dans leurs textes qui témoignaient d’une subtilité qui pourrait en surprendre plus d’un. Néanmoins, se révéler aussi gonflé, voire même courageux, plaisait beaucoup au Zéphyr.

Face à tout cela, témoignant de sa bonne foi et de son amusement de la situation, les yeux du Juge se plissèrent de malice :

- C’est exact. Je suis le Juge Lumen, veuillez pardonner mon affront, j’aime toujours savoir à qui j’ai affaire. Voyons cela comme un exemple de l’arrogance des miens, si cela peut vous aider.

Le Juge pivota, emboita le pas à celui qui semblait être le chef comme pour l’encourager à continuer sa promenade avec lui à ses cotés, mains dans le dos :

- Si je peux me permettre une remarque, excusez ma déformation professionnelle … Codex Cerberus, Article 8 – Alinéa Premier. Si effectivement vous ne rendez des comptes qu’à la Commanderie de la Garde à qui nous avons transféré le pouvoir de vous juger, vous restez tout de même soumis aux Lois des lieux que vous visitez ainsi qu'à celles de l'Empire, bien entendu. En cas d’infraction, ca sera toutefois aux Juges de vous remettre aux votres qui décideront de votre sort.

Puisque le Valkor avait fait preuve de finesse, le Zéphyr faisait de même, l’invitant à coopérer :

- En tant que Juge, je suis un protecteur de la Loi et de l’Ordre, de l’autorité impériale mais aussi du peuple. A ce titre, la présence de la Garde m’interpelle, je ne vous le cache pas, y’a-t-il des éléments qui doivent être portés à ma connaissance ? Je ne suis pas idiot, la Garde n’est jamais la sans raison.

Arqeos dissimulait sa préoccupation sous son visage neutre qu’il voulait plaisant pour faire bonne figure. L’idée d’une simple présence Veiden dans le secteur ne lui plaisait guère et constituerait une infraction.

- L’hypothèse d’une présence Veiden dans le secteur n’est pas à prendre à la légère et constitue une infraction à l’article 2773 du Codex Imperium. Si vous êtes les plus aptes à vous en charger selon le second alinéa du même article, j’ai les autorisations nécessaires pour les juger. A vrai dire je ne cracherais pas dessus …

L'arrogance Zéphyr couplée aux devoirs d'un Juge. Voilà un mélange peu orthodoxe. Poursuivant sa route, ses compagnons restant légèrement en retrait, Loki laissa au Juge l'opportunité de le rejoindre. Le capitaine écoutait les propos et les questions du dénommé Lumen. Il connaissait cette maudite loi par cœur et s'évertuait à vouloir replacer les propos du colosse dans un contexte plus général. Si cela impressionnait les autres Cerbères, Loki lui n'en avait que faire. La loi avait pour unique but de jeter une base commune de règles sur l'ensemble de l'Empire et ses différents articles se contredisaient eux-même. Il ne prêtait qu'une attention partielle à cette règle générale et entendait à ce qu'on ne vienne pas lui rabâcher en permanence les principes de ce "livre".

Restait à respecter son engagement : il s'était présenté, au colosse de faire de même. Et s'il n'aimait pas parler de la Loi, il devait néanmoins admettre que cet homme avait une foi peu commune en ces textes. Et cela méritait au moins le respect. D'autant qu'il n'avait pas paru si impressionné que cela lorsque l'argenté s'était adressé à lui, ce qui était plutôt rare. Peut-être son statut de Juge ou tout simplement un courage hors du commun sous cette apparence de prince que portait quasi quotidiennement les membres de son peuple.

- Pas grave... Tant que tu n'essayes pas de me la mettre à l'envers, ça ira. Je suis Loki. Capitaine de la Garde.

Présentation étrange, certes, mais présentation tout de même. Il restait encore une petite précision à apporter. Juste comme ça. Histoire de lui expliquer son point de vue.

- Ce n'est pas exactement vrai. Oh bien sûr, tu ne te trompes pas sur les termes. Mais les faits sont différents de la théorie. Nous ne respectons qu'une seule loi lorsque nous sommes en dehors de la Crinière. Aucune intervention de notre part, quelle que soit la situation rencontrée. Nous sommes neutres tant que ces affaires ne concernent pas notre mission. Nos frères savent que rompre cette promesse signifierait obtenir un sort pire que la mort. Un code d'honneur lie chacun de nous.

Le colosse s'arrêta, forçant le Juge à faire de même. Il braqua alors un regard dur vers ce dernier. Il venait de parler d'honneur et savait que la plupart considérait la Garde comme un ramassis de pleutres, de manants. Il fallait les côtoyer pour savoir ce qu'ils valaient réellement. Intégrer la Crinière, c'était tout simplement renaître. Et la majorité y parvenait. Les autres... Ils disparaissaient.

- Aucune trace de Reiven. Seulement des Artefacts anciens leur ayant appartenu et que j'avais ordre de récupérer. Si préserver nos frontières est la priorité, nous devons aussi en apprendre le plus possible sur eux pour être capable de les écraser la prochaine fois qu'ils reviendront. On m'a confié la mission d'examiner la moindre rumeur dans tout Solaris. Et tout le monde sait que les plus riches diplomates d'Aphélion tentent toujours d'acquérir ce genre de "biens". De toute façon, je te l'ai dit... Ta loi n'existe plus à partir du moment ou les Reiven sont dans le coup. Si nous tombons un jour sur eux, nous les massacrerons jusqu'aux derniers. Pas de jugement. Ils sont déjà condamnés.

Excepté les Raïken et les Valkor, les autres peuples ne connaissaient pas vraiment ce peuple reptilien. Même s'ils avaient disparus depuis longtemps, les légendes étaient nombreuses dans ces deux pays, surtout dans les Archipels Midgard. Et les Anciens s'évertuaient à transmettre à la jeune génération un détail qui avait son importance pour ce fier peuple guerrier : Solaris avait tourné le dos au danger pour se concentrer sur leurs problèmes internes. L'arrivée tardive des autres nations dans ce conflit avait été préjudiciable pour le peuple du Nord. Trop de morts. Ils ne l'oublieraient jamais. Puis, comme un défi lancé à l'Empire, il s'adressa au juge dans sa langue natale, la langue des Valkors, rude et noble, tout en se demandant si cet homme serait capable de déchiffrer ce dialecte qui n'était pas forcément connu de tous.

* - Nous repartons dès demain de cette ville. Tu pourras donc te rendormir sur tes deux oreilles, sans craindre de voir les Reiven autrement que dans tes rêves. Tout comme les bons citoyens d'Aphélion. Maudite soit l'insouciance des peuples de Solaris ! Nous mourrons pendant qu'eux, ils rêvent !! *

Et particulièrement des Zéphyr, des Argonates et des Veidan. Pourquoi avoir parlé en Valkor ? Tester le Juge était amusant et surtout, il ne désirait pas que ses propos soient compris des passants autour d'eux. Cette dernière phrase était pleine de mépris mais même en comprenant la langue, le juge ne pourrait assimiler cela à un manquement dans son foutu code de lois. Car si les opinions politiques étaient propres à chaque individu, si les Cerbères se devaient d'être le plus neutres possible, Loki n'oubliait pas pour autant que l'Empire avait annexé en quelque sorte les autres nations.

Citation :

* = En Valkor dans le texte.