Les lèvres de la Zéphyr se froncèrent d'un sourire satisfait. Elle n'avait pas revu Aphrodite depuis plusieurs années et pour cause : l'une était fort occupée par ses activités politiques, l'autre par sa famille. Amies d'enfance et de noblesse égale, elles avaient emprunté deux chemins bien différents qui finalement se rejoignaient au sommet. L'invitation qu'elle lui avait envoyée était pleine de tendresse et remémorait leur amitié passée mais elle ne l'avait pas conviée tout à fait pour des raisons sentimentales. Elle pensait que la jeune politicienne pouvait lui être utile et lorsqu'il s'agissait de pouvoir, le pragmatisme l'emportait sur l'affection. Naturellement, elle ne laisserait rien paraître de cette triste vérité.

« Elle vient demain, alors ? », demanda-t-elle d'un ton neutre à son intendant.

Assise dans une élégante bergère tournée vers l'une des fenêtres de la pièce, elle ne prit même pas la peine de le regarder. Les deux enfants qui jouaient dans le jardin en contrebas canalisaient toute son attention visuelle.

« Oui, ma Dame. »

« Voilà qui est parfait. »


Lorsqu'Erato entra dans le boudoir raffiné où Aphrodite avait été menée, elle découvrit avec une pointe de surprise que la jeune femme était devenue une superbe créature aux formes affriolantes. Elle-même avait certainement changé depuis toutes ces années mais elle était incapable d'estimer à quel point. La pièce dans laquelle elle l'avait conviée était un endroit intime et plutôt secret, idéal pour des confidences entre femmes. Les murs en étaient couverts de lambris blancs ornés de dorures. Un tapis moelleux s'étalait sur le parquet, étouffant le bruit des pas. Les meubles qui s'y trouvaient étaient coquets, tout en bois clair et en tissu pâle. Enfin, sur l'un des murs siégeait une cheminée de marbre dont le foyer était éteint.

Les retrouvailles furent plutôt chaleureuses et elle se permit, avec une précieuse délicatesse, d'enlacer son amie d'enfance pour la saluer comme il se devait.

« Quel bonheur de te voir ! », s'exclama-t-elle tout en la délivrant de l'emprise de ses bras, « sois la bienvenue chez moi, Aphrodite. »

Elle l'invita à s'asseoir dans l'un des fauteuils capitonnés de damas vert clair qui formaient le petit salon central du boudoir et s'installa elle-même dans l'un d'eux. La longue robe ambrée qu'elle portait s'étala autour de ses jambes avec distinction. Elle s'offrit quelques instants pour dévisager en détail son interlocutrice. Divers souvenirs lui revinrent à l'esprit, aussi vagues qu'idéalisés. L'enfance lui semblait bien lointaine désormais.

« Ça fait longtemps... », soupira-t-elle, « que deviens-tu ? »

Marchant dans les magnifiques rues du Valorium, Aphrodite essayait encore d’analyser la curieuse invitation qu’elle avait reçu la veille de la part d’une vieille amie. Même si chacune d’entre elles avait suivi la vie de l’autre de façon assez distante, prises par leur occupation respective, cela faisait plusieurs années qu’elles ne s’étaient pas vues. Quoiqu’il en soit, l’influence de sa famille au sein des hautes sphères Zéphyrs et même chez les autres races, pourrait s’avérer très utile dans son projet de carrière et par conséquent, la moindre des choses, était de se déplacer. D’un autre côté, elle allait peut-être devoir expliquer la raison de son absence aux obsèques de son époux, ce qui aurait été assez difficile vu qu’elle assistait à une réunion sensée rester secrète. Inventer un voyage à l’étranger n’aurait pas non plus été une judicieuse idée, les allées et venues pouvant facilement être contrôlée. Enfin bon, avec un peu de chance, ce sujet ne sera pas abordée et tout irait pour le mieux, même si au fond d’elle, un léger doute subsistait.

Arrivée devant la demeure d’Erato, l’aînée de la famille Luxus pénétra dans le magnifique jardin verdoyant et se dirigea vers la porte à laquelle, elle frappa deux fois brièvement de façon distinguée. Le majordome lui ouvrit, l’invitant à entrer très poliment. C’est vrai qu’elle était très certainement attendue vu que l’invitation venait de la maîtresse de maison après tout, c’est donc tout naturellement qu’elle suivit le domestique jusqu’à un splendide boudoir qui devait certainement faire l’envie de beaucoup de ses visiteurs. C’est vrai que de son côté, Aphrodite vivait encore chez ses parents et même si elle avait une partie de la maison qui lui était réservée, cela n’était pas tout à fait chez elle. Malgré cela, elle ne voulait pas non plus dépenser son argent en payant pour une demeure à sa hauteur et elle ne voulait pas non plus se marier, jugeant que la précipitation n’était pas la meilleure conseillère. Leurs choix de vie étaient donc très antagonistes et pourtant, plusieurs choses les rassemblaient à différents degrés mais bon, c’était dans leur jeunesse et il fallait encore voir si c’était toujours le cas aujourd’hui.

Habillée d’une magnifique robe en soie marron, mettant parfaitement en valeur ses formes des plus féminines et arborant une parure de bijoux en or qui semblait parfaitement coordonnée avec sa tenue, Aphrodite resta au milieu de la pièce, admirant tout de même le confort de l’endroit, tout en se disant qu’une pièce comme cela irait très bien chez elle plus tard. Imaginant tout de suite la disposition qu’elle lui donnerait dans cette éventualité, la brune fut rapidement sortie de ses pensées par l’arrivée d’Erato dans sa magnifique robe ambrée qui reflétait parfaitement son statut de femme de la noblesse zéphyrienne. Après autant d’années, Aphrodite était particulièrement ravie de revoir son amie et celle-ci semblait l’être également car elles s’enlacèrent amicalement en se saluant.

« Bonjour Erato. C’est un plaisir partagé. Tu es ravissante comme dans mes souvenirs. »

Après les formules d’usage, son hôte l’invita à s’asseoir avec elle dans les fauteuils vert clair qui étaient derrière elle, ce que la politicienne fit avec grand plaisir. Cela faisait tellement longtemps qu’elles ne s’étaient plus retrouvée seules ensemble que les mots eurent du mal à sortir. C’est une sensation très particulière de se sentir à la fois si proche et si éloignée de quelqu’un, un peu comme si ce qu’on savait d’elle, n’était plus ce qu’on pouvait voir lorsqu’on la regardait. Cela semblait d’ailleurs faire le même effet à son amie qui soupira en évoquant le temps qui avait passé depuis leur dernière rencontre avant de lui demander de ses nouvelles. Fermant les yeux quelques instants en souriant, se remémorant quelques souvenirs communs, Aphrodite lui répondit calmement, le visage traduisant toute l’amitié qu’elle avait pour son interlocutrice.

« Je vais assez bien. J’ai eu pas mal de problème dernièrement avec les problèmes au sein de l’Empire mais bon, il faudra bien que cela s’arrange. Et toi ? J’ai appris que ton époux était décédé, je suis vraiment désolée de n’avoir pu être présente pour toi et tes enfants. J’espère que cela n’a pas été trop dur pour eux comme pour toi. »

La mort de son époux avait laissé Erato de glace mais c'était quelque chose qu'elle ne pouvait pas se permettre de confesser à qui que ce soit. Aussi prit-elle un air parfaitement affligé lorsque son amie d'antan mentionna ce fait terrible. Elle savait jouer à la perfection ce rôle de veuve éplorée et elle s'attendait à ce que ce sujet soit abordé. Il l'était toujours.

« Oui, il est mort », elle marqua une petite pause, détournant le regard comme pour y masquer le pétillement d'hypothétiques larmes, « cela fera bientôt un an... Les enfants et moi avons appris à vivre avec ce vide. Le petit n'aura pas vraiment connu son père. J'espère qu'il n'en souffrira pas trop quand il grandira. »

Elle laissa peser le silence, délicieusement lourd. Un léger soupir émana d'entre ses lèvres puis elle reprit d'une voix mélancolique.

« Cette maison est bien triste, ne trouves-tu pas ? Elle est belle, certes, tout y est raffiné et y vivre est agréable mais... Il y a comme une ombre qui plane. »

Elle la fixa un instant d'un œil étrange, presque comme si elle cherchait à l'effrayer. Cependant, la jeune femme n'avait aucune envie de s'attarder sur le sujet. Se faire plaindre ne l'avait jamais amusée et elle n'avait pas invité Aphrodite pour parler du défunt ni du présumé malheur dans lequel elle s'était trouvée. Elle en avait assez servi à tout un chacun pendant des mois.

« Enfin... Rassure-toi, ma chère. Je sais bien que tu es très occupée et moi-même je ne raffole pas des enterrements. Chassons donc ces sombres pensées... Se retrouver et parler de mort, n'est-ce pas affreux ? »

Ce à quoi elle joignit un sourire empreint de tristesse. D'un mouvement fluide, elle se redressa et esquissa quelques pas indécis dans un bruissement de tissu. Il était grand temps de mettre en oeuvre une belle transition et d'orienter la conversation dans la direction qu'elle souhaitait. Son interlocutrice avait, sans le savoir, abordé un point qui l'intéressait au plus haut point et elle ne comptait pas se priver pour saisir la perche que celle-ci venait de lui tendre. Mais encore fallait-il le faire avec subtilité.

« L'Empire est donc en difficulté à ce point ? », demanda-t-elle avec une innocence excellemment falsifiée, « j'espère que ça ne te tourmente pas trop tout de même... »

Elle se retourna gracieusement vers Aphrodite, la toisant de ses prunelles vert d'eau, en attente d'une réponse.

Même si le sujet n’était certainement pas amusant à aborder, Aphrodite se disait qu’une fois les choses évoquées, elles pourraient toutes deux discuter de choses plus importantes. A dire vrai, elle ne connaissait le mari d’Erato que de nom et rien de plus mais bon, cela faisait toujours plus poli et courtois de s’en intéresser ou au moins de faire semblant. Son amie sembla se remémorer ce funeste souvenir, détournant les yeux sans doute pour cacher son émotion, chose assez peu courante selon les souvenirs qu’elle avait de la jeune femme. En tout cas, cette réaction laissait supposer qu’elle aimait énormément son époux et que sa perte avait du être difficile pour elle. Malgré cela, la politicienne espérait tout de même que cette invitation ne débouche pas sur une séance de pleurs et de regret à l’égard de son mari car ce n’était pas vraiment dans cette idée qu’elle était venue aujourd’hui. Le fait que son plus jeune enfant ne se souvienne même pas de son père semblait la toucher également beaucoup et même si il faut l’admettre, Aphrodite n’en avait pas grand chose à faire, elle essaya de se montrer à l’écoute et d’un certain réconfort pour Erato.

« Ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’il s’en sortira très bien. Les enfants sont souvent plus solides qu’on ne le croit. En plus, il a toujours sa mère, c’est le plus important non ? »

Malgré ces quelques mots de circonstance, la brune savait très bien qu’un père n’était pas aussi facilement remplaçable que ça et que cela allait être un manque certain pour le fils de son amie. Elle-même avait énormément appris de son père et lorsqu’elle voyait la relation que ses deux frères avaient avec ce dernier, il y avait fort à parier que ce manque grandirait avec le temps mais bon, Erato était encore jeune et elle pourrait très facilement trouver un autre mari dans quelques années, ce qui suffirait sans doute à offrir une image paternelle à son fils. Sinon, il s’identifierait tôt au tard à un homme de son entourage, prenant exemple sur lui pour devenir un homme de valeur, pour peu que son modèle le soit également. Selon les dires de son hôte, la maison, malgré son apparence raffinée et agréable, gardait encore le souvenir de cette tragique histoire et telle une ombre, recouvrait encore la demeure. Oublier un mauvais souvenir est souvent difficile voir parfois impossible, surtout quand on vit dans l’endroit où cela s’est produit ou simplement un lieu rappelant sans cesse la personne chair à notre cœur qu’on a perdu brutalement mais bon, en même temps il faut aller de l’avant et ne pas sans cesse ressasser le passé. Seuls les bons souvenirs méritent d’être gardés, les autres ne doivent constituer qu’une expérience dont l’aspect sentimental se doit d’être effacé. Il vaut mieux se rappeler des moments agréables passés ensemble que de la mort de l’être cher. Quoiqu’il en soit, Erato décida de changer de sujet en l’excusant de ne pas être venue à l’enterrement, chose qui sans le montrer, soulagea grandement Aphrodite. Il était certain que si cet événement avait provoqué de la rancune entre les deux amies, la suite de la discussion aurait été bien plus difficile et ses projets relativement compromis.

« Tout à fait. Parlons d’autre chose, il ne sert à rien de parler des mauvais souvenirs. »

Alors qu’Erato se leva pour faire quelques pas, la jeune brune resta assise dans le fauteuil, décroisant un instant les jambes pour se mettre un peu plus à l’aise. Elle profita du fait que son amie ait le dos tourné pour se détendre un peu, heureuse que la partie la plus délicate de leurs retrouvailles soient derrière elle. Elle devait maintenant aborder le sujet qui l’avait poussé à accepter son invitation, à savoir obtenir son soutien pour renforcer les Zéphyrs au sein de l’Empire et ainsi, lui redonner toute sa gloire. Elle savait que son défunt mari était le maître d’une grande Guilde et qu’il avait même siégé au Conseil des 11 par conséquent, elle devait avoir une influence considérable au sein de cette guilde et peut-être même auprès de leur représentant au Conseil, ce qui en ferait une alliée de poids. Parvenir à la convaincre de faire en sorte que cette guilde comprenne l’intérêt qu’ils ont à ce qu’un Zéphyr soit le prochain Empereur n’allait pas être simple, surtout si la politique ne l’intéressait pas plus que cela. Elle avait malgré tout beaucoup de choses à y gagner vu les pertes d’influence qui grandissaient au sein de la noblesse zéphyrienne. Heureusement, Aphrodite ne du même pas lancer ce sujet d’elle-même, Erato le faisant à sa place en rebondissant sur sa précédente remarque concernant l’Empire et demandant si ce dernier était en difficulté. Afin de se donner un peu plus de consistance, la politicienne reprit une position plus stricte, jambes croisées et les deux mains posées l’une sur l’autre sur son genou.

« En effet, l’Empire ne va pas très bien. Depuis la mort de l’Empereur Ileas Cain, deux argonates se sont succédés au pouvoir et on ne peut pas dire que leurs décisions aient été très éclairées. La disparition rapide du premier a montré aux différents peuples de l’Empire qu’il fallait une personne plus compétente pour gérer correctement Solaris mais hélas, l’Empereur actuel est sans doute parvenu à réunir dans l’ombre assez de soutien pour obtenir le trône. Ses décisions n’ont pas aidé l’Empire et pour preuve, il a laissé plus d’autonomie aux territoires afin de minimiser son importance dans les problèmes des citoyens de l’Empire. Cela lui permet de reporter la faute sur les Préfets et les Ser. Il est clair qu’il faut quelqu’un de compétent et de sage pour un poste d’une telle importance mais bon, notre race a de moins en moins d’influence et il y a fort à parier que si cela continue avec cet Empereur, que l’Empire disparaisse définitivement. Ma famille a toujours combattu pour la prospérité de l’Empire depuis des générations et ça me contrarie un peu de le voir s’effondrer de la sorte. »

Le décor était maintenant posé et Aphrodite espérait bien que son amie soit attachée à ses privilèges comme à son argent afin de pouvoir compter sur elle pour la suite. Réunir le soutien suffisant pour qu’un Zéphyr soit en très bonne place sur la liste des candidats à la succession en cas de disparition tragique de l’Empereur actuel, était un plan long et qui devait rester totalement secret. Elle se devait donc d’abord de voir si Erato voyait les choses comme elle. La noblesse zéphyrienne s’essoufflait à force d’être cantonné à des postes de secondes zones et moins ils auraient de postes importants, plus leur influence diminuerait au sein de l’Empire. Il ne fallait donc pas agir dans des années sous peine de ne plus avoir assez d’importance pour recueillir suffisamment de soutien. Evidemment, la brune ne comptait pas tout révéler à son amie, mais juste la partie de son plan qui pourrait l’intéresser le plus et où elle pourrait en recueillir des bénéfices.

« En fait, je dois admettre être venue aujourd’hui avec une petite idée en tête. Je sais que tu as encore des contacts avec la guilde de ton mari et certains politiciens. Obtenir leur soutien pour renforcer la position des Zéphyrs dans l’Empire serait une bonne chose. Avec tout ce qu’il se passe, les mauvaises décisions qui ont été prises, il faut reconnaître que seul notre race est apte à diriger l’Empire et pour cela, nous devons renforcer notre influence dans les hautes sphères, aussi bien politiques que marchandes et militaires. Si cela continue, la sagesse et l’importance de notre race seront obscurcis par l’ignorance de l’Empereur. Qu’en penses-tu ? »