Profiter de la situation présente était devenu une habitude pour le maître voleur. S'il voulait maintenir l'avance qu'il avait sur ses rivaux, il n'avait d'autres choix que de se préparer au mieux, quitte à prendre des risques de plus en plus grands. Soronne, comme il se faisait appeler dans le milieu qui était le sien, était parvenu à se faire une jolie réputation. Et malgré tout, la discrétion le caractérisait. La plupart du temps, il ne se déplaçait même pas en personne, préférant garder une part d'ombre qui lui allait à merveille. On ne pouvait lui mettre la main dessus tant qu'on ne savait pas clairement à quoi il ressemblait. L'absence de nom et de prénom facilitait aussi sa retraite. Mais parfois, comme c'était le cas aujourd'hui, son interlocuteur valait le déplacement. A travers les mondes, quel que soit le peuple, il y avait toujours des individus susceptible de devenir des gens importants.

Amadeus Muramasa était de ceux là. Et c'est pourquoi, profitant de l'occasion exceptionnelle que lui procurait cette fête, il était parvenu à lui délivrer un message. Simple, il ne lui demandait qu'une chose : se rendre à un endroit et attendre. L'homme en question était suffisamment intelligent pour deviner que ce message ne pouvait être délivré que pour le compte d'une seule personne. On ne pouvait espérer vivre caché lorsque l'on était un politicien reconnu. Et c'est ce qu'était Amadeus. Par ailleurs, bien que Raïken, il officiait surtout dans les Baronnies Marchandes, territoire des Vedan, antre qui avait vu naître Alastor. Pas étonnant que sa réputation le précède et que le vent murmure aux oreilles du Telarana quel genre d'homme il était.

Le jongleur amusait la galerie, centre de toutes les attentions. Et tandis que Muramasa restait posé sur son banc, observant la scène, un homme bien habillé se présenta devant le politicien. Enlevant son chapeau, il s'inclina doucement pour lui présenter ses salutations.

- Pardonnez-moi, Monseigneur, mais je crois savoir que nous avons un ami commun. Il ne pourra se rendre ici même, Il m'a donc expréssement demandé de vous conduire jusque lui. Je vous rassure, ce n'est pas bien loin. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre ?

L'homme avait remit son chapeau, reprenant sa route. Si Amadeus ne le suivait pas, ce serait son problème et non le sien. Ils ne marchèrent pas bien longtemps de toute façon, arrivant rapidement devant une riche battisse. Là, se tournant vers Amadeus, l'homme lui adressa une dernière courbette avant de pénétrer dans la demeure, laissant la porte ouverte comme une ultime invitation. Pour une personne qui les aurait suivi, rien d'anormal n'aurait pu être décelé. Un homme accompagnant un camarade n'était en rien louche et tout le monde désirait s'approprier les faveurs d'un politicien réputé. Ainsi, il paraissait logique d'inviter de pareilles personnes. Muramasa monta les escaliers et au moment où il pénétra dans la demeure, un majordome referma la porte et entreprit de conduire l'invité dans une seconde pièce, très éclairée.

Là, Alastor l'attendait, sirotant un verre de vin et consultant quelques derniers dossiers entreposés sur une table basse. Levant l’œil vers les gens qui venaient d'entrer, il reposa son verre et contempla un instant Amadeus alors que le majordome quittait la pièce. Ainsi c'était lui le Raïken qui avait tourné le dos à sa famille pour embrasser la cause politique. S'il était de notoriété publique que ce peuple laissait la place aux plus hautes responsabilités à leurs femmes, cet homme avait une tout autre réputation. Un atout tel que lui dans sa manche intéressait donc Alastor. Restait à savoir si la cupidité ou l'ambition d'Amadeus seraient suffisamment poussés pour devenir quelqu'un d'utile.

- Prenez donc un siège, Amadeus Muramasa. Je crois que vous avez fait un long voyage pour venir jusque ces terres... Je vous prie de m'excuser de ne pas m'être déplacé en personne mais cette fête me donne bien du travail. Les occasions de se faire attraper sont plus nombreuses lorsque les gardes sont sur le qui-vive. Vous l'aurez sans doute deviné, je suis celui que l'on nomme Soronne dans mon milieu. Celui qui voit tout. Bien que, vous me passerez l'expression, ce ne soit pas très facile avec un seul œil.

Il souriait, sûr de lui et de sa puissance. Mais ils étaient là pour parler affaire et si les amabilités étaient de rigueur au départ, il ne fallait exagérer non plus. Le fait qu'il se montre à visage découvert prouvait qu'il prenait les choses au sérieux. Les Baronnies Marchandes... Il s'y était fait un nom, ce qui n'était pas courant lorsque l'on connaissait la nature profonde du peuple des Vedan. En tant qu'étranger, et bien que cela ne soit pas important pour eux, il avait tout de même réussi à se faire une place. Et il pouvait faire mieux. Beaucoup mieux.

- Selon certaines de mes sources, vous êtes un homme dévoré par l'ambition. Et il semble que vous soyez prêt à tout pour réussir. Je ne vous cache pas que cela m'intéresse. Avec les années, j'ai compris que sans appui dans la politique de ce monde, je n'avais aucune chance d'évoluer ou de m'enrichir. Les portes vous sont ouvertes contrairement à moi et l'Empereur en personne ne peut se permettre de ne pas écouter ceux qui représentent les différentes nations de Solaris. Savoir à qui faire confiance reste mon plus gros problème, si vous voyez ce que je veux dire. Et avant d'aller plus loin dans certaines explications, j'ai besoin de savoir ce que vous cherchez réellement.

Plaçant ses mains dans le dos, Alastor avait parlé d'une traite sans cacher ce qu'il savait de l'autre et sans taire ses propres ambitions. Soronne était connu pour sa main-mise sur tout les marchés souterrains. Et il avait sous sa coupe nombre de voleurs qui travaillaient de concert pour accentuer ses revenus. Si le but d'un diplomate était de se faire reconnaître, le sien était de contrôler à terme tout les marchés d'Aphelion... Et de prendre le contrôle ensuite des autres nations en s'implantant petit à petit. Un travail de longue haleine mais il était prêt à y investir toute son énergie, sans concession aucune.

Le pouvoir et la puissance... Il était courant de voir les ambitieux demander ces deux choses. Mais si les demandes étaient fréquentes, rare était celui qui parvenait à atteindre son objectif. Les loups se mangeaient entre eux lorsque la faim se faisait ressentir. Et les politiciens de ce genre étaient les pires carnassiers qui soient. Pourtant, Amadeus l'amusait. Et surtout, il semblait différent de ceux que le maître des lieux avaient déjà côtoyés. Plus intelligent, plus fourbe aussi. Il avait apparemment les qualités requises. Sa petite remarque concernant les "talents" des Vedan arracha même un sourire à notre voleur. Il est vrai que son peuple était décrié pour être fourbe. Les fous ne comprenaient pas que ce peuple était justement le plus à même de gouverner ce monde ? Haussant les épaules suite à cette pensée un peu folle, il reporta son attention sur le Raïken.

- C'est tout à votre honneur, messire. Encore qu'il faille se montrer prudent. Baron... Un poste convoité et recherché par des gens de hautes noblesses. Si l'argent aide évidemment à atteindre certains paliers, la réputation de l'homme ne doit pas être entachée pour autant. Et comme vous l'avez si justement admis, vous êtes un étranger pour les Vedan.

Cependant, il avait de la chance. Le peuple d'Alastor n'était pas si prompt à repousser les autres peuples. Tant qu'il avait à y gagner, il acceptait l'intervention des autres nations. La discussion était en tout cas enrichissante. Et Alastor ne regrettait aucunement d'avoir prit le risque de le rencontrer en personne. Son interlocuteur était habile et volontairement, il lui glissait des indices quant à son état d'esprit et à son passé. Si cela n'était que des sous-entendu, il n'en restait pas moins plus facile pour le Vedan de se renseigner à loisir sur cet homme.

Pour le moment, tout en prenant place lui aussi, il étudiait les traits de celui qui se voulait Baron. Avoir un tel soutien dans la hiérarchie des Baronnies Marchandes serait une aubaine. Une chance inouïe. Et le pire dans tout ça, c'est qu'il pouvait y arriver. De nouvelles perspectives, des contrats à foison et surtout, une immunité parfaite lorsque ses affaires le pousseraient à se rendre sur les terres qui l'avaient vu naître.

- Si beaucoup respectent la force et le courage, je suis plutôt enclin à louer les mérites de la prudence et de la méfiance. Vous vous êtes montré prudent jusque là. Je consens donc à vous aider... Les appuis que vous demandez seront les vôtres. Argents, moyens humains, contact, espions. J'ai tout ceci. Et on ne remontera pas jusqu'à vous. Ni jusqu'à moi, évidemment. Vous voir atteindre votre objectif serait un sacré coup d'éclat pour moi et mes activités n'en seront que plus florissantes. Ça peut prendre du temps cependant. Mais vous le savez et brûler les étapes ne serait pas une idée très judicieuse. Tellement d'hommes ont chuté si près du but.

Et le Telarana ne voulait vraiment pas chuter. Tant de sacrifices... Il était simplement hors de question qu'il se laisse abattre par manque de prudence. Ce projet entériné, il restait à voir un petit quelque chose encore. La bienveillance d'Amadeus. Si l'aider entrait dans ses attributions, il ne fallait pas l'oublier le moment venu. Comme il l'avait clairement énoncé précédemment, la confiance était une denrée rare et ne se distribuait pas comme l'on distribuait les iris. Pour que le marché dure, le politicien Raïken devait comprendre une chose : ne rien tenter qui pourrait amener "Soronne" dans une situation délicate.

- Je crois que nous tenons un accord. Un accord enrichissant pour les deux parties. Bien... Très bien. Cependant, il est de mon devoir de préciser une dernière petite chose. Je réclamerai mon dû en temps et en heure. Et je ne saurai souffrir d'un refus à ce moment là. Je préfère être clair avec vous afin que les termes de notre marché ne puisse être contesté. J'ai connu bien trop de personnes qui, une fois l'objectif atteint, préférait oublier comment ils y étaient parvenus. Pauvres âmes. Je ne sais même pas s'ils ont tous été retrouvés.

Tout en prononçant ces dernières paroles qui ressemblaient étrangement à une mise en garde personnelle, Alastor termina son verre et se leva. Les deux hommes ne s'étaient pas quittés du regard. Il était inutile pour l'un comme pour l'autre de demander le plus grand secret concernant cet entretien. Il était des choses tellement évidentes que les dires pouvaient briser un pacte. La discrétion. Une marque de fabrique que Soronne s'évertuait à perpétuer, contrat après contrat.