Une nuit de sommeil et un bon repas avaient ragaillardi Silvio, qui étirait ses membres engourdis dans la lueur de l'aube. Il s'était levé tôt aujourd'hui, suffisamment tôt pour que les rues semblent encore grisâtres dans la lumière du soleil naissant, suffisamment tôt pour que l'air qui l'entourait soit vif. Il n'avait pas pour cela de raison particulière, mais il n'avait jamais eu particulièrement besoin de sommeil, et souffrait même fréquemment d'insomnies. Cette nuit, il n'avait probablement pas dormi plus de quatre heure – cela suffisait cependant à le rendre frais et dispo.

Il marchait, sans but, dans les rues des quartiers populaires d'Aphelion. A cette heure, et au vu des festivités de la veille, on aurait pu estimer que les rues seraient vides; il n'en était rien. Charrettes de ravitaillement, organisateurs des festivités et nettoyeurs des derniers restes de la veille étaient déjà à pied d'œuvre, et grouillait dans ce dédale de rues comme autant de fourmis. Silvio, tout en marchant d'un pas rapide, observait ce manège d'un œil distrait. Il était déjà venu plusieurs fois à Aphelion, mais uniquement dans sa jeunesse, et n'en gardait qu'un souvenir plus où moins vague. Aujourd'hui adulte, il se sentait mal à l'aise ici, sans être capable d'expliquer pourquoi. Déjà la veille il avait ressenti ce sentiment, même si l'ambiance des festivités étaient chaleureuses et qu'ils les avaient appréciées. Peut-être était-il tout simplement trop Vedan pour cette ville. Cela dit, il n'avait jamais eu ce genre de problème durant ses années passées à l'Oasis d'Amon.

Ce matin, le sentiment était plus clair, plus défini: on sentait dans cette ville qui s'éveillait un relent âcre, le genre de relent qu'on garde au fond de la bouche le lendemain de cuite, et dont on ne peut se débarrasser. Silvio secoua la tête, comme pour chasser un invisible insecte: ces réflexions ne le mèneraient nulle part. Il ne faisait aucun doute qu'au cours de sa vie, il serait sans doute amené à de nombreuses reprises à revenir à Aphelion, à cause de la position de cette dernière au cœur de l'empire. Ca ne servait donc à rien de renâcler ainsi; ça ne changerait rien…

Au milieu de tous ceux qui se démenaient, il aperçut une large silhouette, beaucoup plus large qu'un simple être humain. Intrigué, il inclina la trajectoire de sa course pour s'approcher du mastodonte. Il s'aperçut vite qu'il s'agissait non pas d'une créature étrange, mais bel et bien d'un être humain, juste affublé d'une lourde armure. Silvio l'aborda, engageant la conversation d'un ton nonchalant:

-Eh bien, quelle armure! Fabrication Karnak, si je ne m'abuse? Mais nous n'avons pas été présentés, il me semble. Je m'appelle Silvio Anyelo, Vedan d'origine, artisan aux multiples compétences et homme d'affaire à ses heures – il faut bien vendre ce qu'on fabrique, hein?

Silvio pris un peu de recul, jaugeant l'armure, tout en tendant une main amicale vers son nouvel interlocuteur. Cette armure semblait pleine de promesse. Silvio avait toujours pensé que, à termes, les contrats d'armements – militaires ou non – étaient une source juteuse de revenus. Peut-être, une fois qu'il aurait remboursé ses emprunts, et qu'il se serait constitué un capital un peu plus important, il pourrait se permettre d'investir un peu dans ce domaine. Et pour le moment… rien n'interdisait d'y penser, même si l'idée devait séjourner dans un coin de sa tête durant un long moment.

-Je suppose qu'elle doit comporter toute une batterie de mécanisme pour aider à se mouvoir, sans quoi il faudrait être sacrément musclé pour pouvoir se déplacer… Vous pourriez peut-être m'éclairer un peu plus sur ceux-ci?

Alors que le massif Karnak serra la main de Silvio, le premier rayon de soleil jailli à travers la ruelle. A cette apparition, Silvio aborda un sourire confiant, tout en écoutant la réponse. Anubis… N'était-ce pas le nom d'une divinité mineure Karnak? Silvio n'avait jamais été doué pour retenir les subtilités des différentes religions, en dehors du Livre Sacré Vedan. Pourtant, il avait tenté de faire un effort, et un de ses camarades étudiants Karnak lui avait conté durant une longue soirée l'histoire de leur théologie délirante. Il en avait retenu les principaux noms, et des brides de souvenirs de quelques autres. Et le nom, Anubis, lui disait décidément quelque chose. Il se promit intérieurement de chercher plus avant, s'il en trouvait le temps plus tard – mais rien n'étais moins sûr.

Alors que l'homme parlait, Silvio essayait de le jauger. Le fait que son visage soit couvert de bandelette n'aidait malheureusement pas le moins du monde. Au ton de sa voix, Silvio le jugeait légèrement plus vieux que lui, mais tout de même en-dessous de la trentaine. L'homme avait cependant l'air buriné, usé, comme si la vie ne lui avait pas fait que des cadeaux. Et c'étais probablement le cas, mais son passé ne regardait nullement Silvio.

Il considéra de nouveau l'armure. Une belle pièce, effectivement. Anubis, s'il s'agissait bel et bien du nom de son interlocuteur, prétendait qu'elle était de sa création. Silvio avait tendance à le croire: il ne voyait d'une part tout simplement pas pourquoi l'autre lui mentirait à ce sujet, et d'autre part il était clair qu'il n'aurait pas pu soutenir une conversation sur l'armure en question s'il l'avait seulement achetée et non fabriquée lui-même. Cela impliquait tout de même qu'il était un mécanicien d'un talent rare, probablement supérieur à celui de Silvio.

Silvio balaya le reste de la rue ensoleillée du regard. Anubis faisait alors mine de s'intéresser aux pièces qu'un marchand exposait dans son échoppe, tout en lui expliquant qu'il fallait être pour le moins compétent en technologie pour pouvoir tenter de comprendre le fonctionnement de sa lourde armure. L'idée séduisit Silvio, qui reprit la parole.

-Eh bien, il se trouve que j'ai justement passé près du quart de ma vie dans un Institut de Technologie de l'Oasis d'Amon, à étudier des mécanismes en tout genre. Et depuis, c'est tout simplement mon gagne-pain d'en fabriquer et d'en vendre… Vous comprenez un peu mieux? Je n'ai aucune intention de vous acheter cette armure, si cela peut vous rassurer. Par contre, l'idée d'en décortiquer le fonctionnement et de peut-être en reproduire quelques modèles… Simplifiés, bien sûr, et de manière à être construite rapidement, mais je pense que pas mal de monde pourraient être intéressés par ce genre de choses…

Et en effet, l'idée était séduisante. D'autant plus que si, comme le prévoyait son idée initiale et directrice de son entreprise, Silvio la couplait avec un peu de magie… Une armure légère, avec des rouages faisant en sorte qu'on en ait pas à en supporter le poids, mais renforcé par une batterie de sortilège de manière à obtenir la protection d'une armure lourde… L'idée était à mettre de côté, puis à creuser. Mais Anubis avait raison: ce n'était pas le lieu d'en discuter. Il reprit la parole.

-Ceci dit, votre proposition est fort intéressante. Je vous proposerais même de vous offrir un verre, mais cela demanderait d'ôter quelques-uns de ces bandages qui masquent votre visage, et je m'en voudrais de vous offenser. Je ne connais presque pas la ville, je suis arrivé la veille au soir… Et il me manque quelque souvenir de cette soirée. Bref, si vous connaissez un coin sympa, je vous suis…

Joignant le geste à la parole, Silvio emboita le pas de son interlocuteur.

Il apparu assez vite qu'Anubis connaissait les quartiers populaires bien mieux que Silvio. Après l'avoir informé d'un bar sympathique, et surtout discret non loin, l'homme cuirassé entreprit de le guider le long des rues. Le jour était désormais totalement levé et, bien que matinal, le soleil commençait déjà chauffer agréablement le corps des marcheurs. Silvio, à l'affut, essayait de se repérer dans le dédale des veines d'Aphelion. Il souhaitait pouvoir être capable de retrouver son chemin si, par mégarde, son accompagnateur et lui se sépareraient. En sourdine cependant son esprit continuait de tourner. Il avait senti un mouvement d'appréhension chez Anubis lorsqu'il avait parlé de créer de légères répliques de ce qui le transformait en véritable tank humain. Ce qui est tout à fait compréhensible. Après tout, s'il harnaché de la sorte, c'est probablement qu'il se bat régulièrement, voir tout le temps. Il doit être un genre de mercenaire ou garde du corps, voire peut-être un truc un peu moins légal comme assassin. Ou encore chasseur de prime: les chasseurs de primes fleurissent dans les ports ces temps-ci… Bref. Le petit groupe s'engagea dans un charmant bar et s'assirent à une table.

Le service était prompt; à peine furent-ils installés que déjà un serveur venait s'enquérir de leur commande. Le choix fut particulièrement rude pour Silvio: il avait envie d'un vin, mais quand à choisir… Hors de question de prendre un vin des Baronnie, il en buvait déjà à longueur d'année… Les crus Zéphyrs étant hors de prix, les Raïken ne distillant bien que le saké, le vin Argonate étant médiocre… Il fini par se rabattre sur un verre de Territoires Blancs, d'origine Valkor. Les vins Valkor ne sont pas distillés pour être bu tel quel, et sont la plupart du temps coupé. Le résultat peut aller de la plus infâme vinasse à un vin rouge, certes souvent très âpre, mais avec un caractère puissant et très appréciable.

Celui qu'on servit à Silvio était tout à fait buvable. Sans être réellement bon, il faisait partie de ses breuvages que l'on apprécie un peu plus à chaque gorgée. Grimaçant intérieurement devant la rudesse de la première lampée, Silvio suivait le mouvement des lèvres de son interlocuteur en essayant de se focaliser pour comprendre le principe de cette armure. Il semblait donc que c'étais une série d'artefact qui permettait de donner ce semblant de légèreté à cette immense armure, et qui pouvait même, selon les dires de son créateur, accroître son agilité. Silvio réfléchit aux révélations de son interlocuteur puis reprit la parole.

-Je vois tout à fait de quoi vous voulez parler… J'ai travaillé près d'un an sur les moteurs des navires célestes, et il s'agit en réalité du même principe, mais incroyablement miniaturisé… Une roche de vol qui supprime complètement le poids des différentes pièces de l'armure, tout en conservant leur inertie et dans augmentant la force par la même occasion… ingénieux. Effectivement, les calculs n'ont pas du être simples, car chaque pièce doit être calibrée à la perfection. Sur un bâtiment de la taille d'un navire, le ou les machinistes ajustent sans cesse le flux libéré en fonction de la réaction du navire, mais ici un écart, même minime, cause la dislocation de la pièce d'armure… Je vois.

Silvio, comme pour reprendre haleine, sirota une nouvelle gorgée de son vin, commençant à sérieusement l'apprécier cette fois-ci. Il marque une pause de quelque seconde, profitant d'être bien assis, puis sa bouche s'entrouvrit de nouveau.

-Mes projets habituels… Et bien, pour l'instant, il s'agit d'objets de la vie courante, telle que tu peux en croiser tous les jours – ce verre, cette table, les lampes que tu vois au mur… Je prends un objet, et je l'améliore à l'aide de la technologie et d'une pointe de magie, de manière à ce qu'ils soient plus pratiques. Pour prendre en exemple les lampes, par exemple, mon dernier projet consistait à créer des lames flottantes qui montent, descendent, s'allument et s'éteignent automatiquement en fonctions de la luminosité ambiante. Le tout grâce à un sort de détection de lumière, un sort petit sort de flamme, et une mécanique bien huilée pour coordonner le tout. Ca peux sembler un peu minable, mais mine de rien, ça rapporte beaucoup. Le coût des matériaux de base ne sont pas très élevé, et le produit finit peu partir beaucoup plus cher...

Silvio reprit une nouvelle gorgée de vin, marquant une nouvelle pause.

Mais je n'ai pas l'intention d'en rester à ça toute ma vie. Je pense continuer sur la même optique, mais m'atteler à des domaines comme la logistique, l'aéronautique, l'armement/industrie militaire… Je suis persuadé qu'il y a énormément de domaines qui gagneraient beaucoup – et qui seraient près à dépenser beaucoup – pour disposer de technologies comme l'armure que je décrivais tout à l'heure… Mais cela va coûter de l'argent, beaucoup d'argent. Et le problème, c'est que j'ai déjà du m'endetter pour pouvoir lancer le business que je pratique actuellement, et même si maintenant ça rapporte un peu, tout est bouffé par le remboursement du prêt… Plus tard, peut-être…

Silvio avait beaucoup parlé. Il se tut un instant, guettant les réactions de l'homme attablé avec lui.

Silvio sentait comme une espèce de déception s’afficher sur le visage d’Anubis tandis qu’il lui racontait où en était actuellement ses projets et ses créations. Il fallait avouer que des lampes disco magique, c’est sacrément moins sexy le trafic d’armement à grande échelle. Il prit une nouvelle gorgée de vin, tandis qu’Anubis buvait son jus de fruit. La matinée commençait à être sérieusement avancée. Lorsque l’homme en armure repris la parole, ce qu’il dit intéressa au plus haut point Silvio. Il lui fait la proposition de le mettre en contact avec un de ses ami, qui était lui aussi semble-t-il passé par un des Instituts de technologie de l’Oasis d’Amont. Cet homme, répondant au nom de Sia Struff, avait reconvertit son entreprise en une fabrique d’arme.
C’était exactement le genre d’opportunité que recherchait Silvio, a fortiori si la personne en question était dans l’optique d’innover. Il n’avait jamais entendu parler de ce Sia Struff, mais de nombreux marchands d’armes se contentent d’en produire en grande quantités, sans se soucier d’innover. Le Vedan était persuadé au contraire que l’innovation rendrait les armes – et pas seulement les armes, mais également les objets de tous les jours – bien plus efficaces. Il ne souhaitait par ailleurs pas nécessairement se consacrer entièrement aux armes, et gardait dans l’idée qu’une grande diversité ne pouvait être qu’un avantage pour une entreprise de commerce. Ainsi, si la législation sur les armes se durcissait, il y aurait toujours une porte de sortie… Silvio reprit la parole.

-Eh bien, cette proposition est très alléchante… Et je pense que je vais sérieusement y réfléchir. Dans tout les cas, je suis très honoré que tu me propose ça. C’est toujours bon d’avoir des alliés, des associés pour des projets de ce genre. D’autant plus si ces associé ont des connaissances en technologie.

Silvio finit d’un trait son verre. Il avait besoin de marcher, d’y réfléchir plus avant de prendre une décision. Reculant sa chaise, il s’étira un coup puis se leva, tendant une main vers Anubis.

-Eh bien, dans tout les cas, cette rencontre aura été fort agréable. C’est toujours un plaisir d’en apprendre un peu plus, et d’autant plus quand cet apprentissage m’offre de nouvelles opportunités. Je vais marcher un peu, et je te recontacterais quand j’aurais pris ma décision. Dans le cas où je tarderais, je te laisse mes coordonnées. N’hésite pas… Je me charge de régler les consommations.

Silvio sorti de sa poche une petite carte cartonnée qu’il déposa sur la table. Sur celle-ci était inscrit son nom, et l’adresse de son atelier à Amalsys. Il passa au bar, déposant quelques Iris sur le comptoir, puis sorti, adressant un dernier signe à Anubis. Il lui fallait réfléchir…