Du dos des doigts il tapota les touches du piano qui résonnèrent dans l’obscurité du petit salon privé. Faiblement éclairé par une chandelle qu’un des domestiques avait dû oublié d’éteindre il observa pendant quelques instants la jeune femme à la peau nacrée avant de s’éclaircir la gorge et de se redresser en s’appuyant sur l’instrument.

- Madame Poppea… Je suis Kahran Ramsus. C’est un plaisir de faire enfin votre connaissance.

Les Juge allaient prochainement prononcer sa sentence, la nouvelle avait fait le tour d’un village qui avait retenu son souffle pendant plusieurs semaines.

Les ruines découvertes à l’extrême Nord du Territoire d’Orient n’avaient rien de glorieux en soit pour les habitants d’Oguro. Très rapidement les scientifiques avaient émis l’hypothèse que les différents glyphes inscrits sur les murs et les statues ailés étaient une preuve d’une présence Reiven. L’Empire entier avait frissonné en entendant cette nouvelle, jamais on n’aurait pu imaginer que les reptiliens ailés aient pu s’introduire si profondément dans les terres.
Avaient alors débuté le défilé habituel.
Il y eu tout d’abord les nobles Raïkens qui souhaitaient voir la chose d’eux même, puis des dizaines d’expéditions archéologiques se contredisant les unes et les autres. Arriva alors la Garde de Cerberus qui clama que les ruines passaient désormais sous leurs responsabilités. Enfin, ce fut le simple badaud qui vint s’extasier devant les vestiges des terribles ennemis de l’Empire. Rapidement les ruines prenaient de la valeur et cela n’échappa pas aux trafiquants…
Personne ne fut donc surpris de voir rapidement intervenir les Juges, ces gardiens de la Loi de l’Empire qui allait permettre d’arbitrer les innombrables conflits qui troublaient la tranquillité d’Oguro.

Mais personne n’aurait pu imaginer ce qui avait été réellement déterré…
Sa chevelure d’or refléta la faible lumière et son déplacement vers la jeune femme s’accompagna du tintement caractéristique de sa cotte de maille dissimulé sous sa bure noire. Son visage fermé ne laissait aucune place à la certitude quant à ses intentions. Homme à l’épreuve des émotions, la seule étincelle de vie qui l’animait encore pouvait s’apercevoir à travers son regard. Il se mit alors à observer les différents bibelots et les toiles de maître accroché au mur. La scène se prolongea ainsi de longues secondes avant qu’il ne daigne finalement prendre la parole.

- Peut-être ignorez-vous qui je suis mais j’ai bien connu votre mari à l’époque où je travaillais pour le Conseil. Un grand homme, bien que nos points de vue divergeaient sur de nombreux points…

Sans accorder le moindre répit à la Zéphyr, le Juge Déchu s’approcha de la chandelle et se mit à passer ses doigts gantées de son armure au-dessus des flammes. Son regard se porta alors sur elle et un début de sourire se dessina sur son visage.

- Vous n’avez pas crié… C’est déjà un bon point.

Les flammes léchèrent le métal quelques secondes et il cessa son petit jeu en se retournant vers elle.

- On murmure que si les Zéphyrs ont perdus leurs ailes, c’est que les Dieux les ont privés de leurs attributs Céleste pour leur rappeler qu’au final ils ne sont que de simples mortels. Pour ma part j’aurais tendance à penser l’inverse : que les Zéphyrs ont perdu leurs plumes pour mieux se souvenir de leur gloire d’antan. Ne regrettez-vous pas cette époque ou votre peuple dominait les cieux et l’Empire Erato ?

« Il en faut plus pour me faire crier, Kahran », rétorqua-t-elle d'une voix cinglante.

Elle était particulièrement suspicieuse vis-à-vis de cet individu. Elle se méfiait toujours des prétendues connaissances de son défunt d'époux et celui-ci ne dérogeait pas à la règle. D'autant qu'il ne dégageait rien qui soit rassurant. Bien au contraire, il lui apparut dès la première seconde où leurs regards se croisèrent que cet homme était dangereux. L'essentiel restait qu'il n'était pas venu à elle sans raison et si pour le moment il se contentait de philosopher, elle était persuadée qu'il allait lui demander quelque service ou pire, lui proférer quelque menace.

« On ne peut regretter ce qu'on n'a pas connu. »

Elle s'approcha de lui à pas de velours, le regard dardé sur la chandelle où brûlait la flamme dont il s'était amusé auparavant.

«Je crois simplement que, fiers de pouvoir voler, les Zéphyrs se sont risqués trop près du soleil. Ils s'y sont brûlés les ailes. »

Elle plongea subitement ses prunelles dans celles de son interlocuteur. Un sourire énigmatique ourla ses lèvres diaprées.

« Jouer avec le feu, quel qu'il soit, est toujours périlleux. Ne croyez-vous pas ? »

Elle pencha la tête sur la droite, légèrement. Puis elle se retourna et longea le mur, s'éloignant subitement de lui comme s'il ne l'intéressait plus. Ses doigts fins bruissèrent subtilement contre les boiseries sombres. Lorsqu'elle arriva à l'autre bout de la pièce, elle s'arrêta. Sa silhouette élégante se découpait dans la pénombre, immobile. Et sa voix douce s'éleva à nouveau, d'un ton un peu las :

« La plupart des Zéphyrs s'abreuvent de ces légendes pour nourrir leur orgueil. Ils s'enferment dans un passé mythique qui n'intéresse plus que les enfants... Ils ne parviennent simplement pas à évoluer, à s'adapter. Quel gâchis, n'est-ce pas ? »

Toujours de dos, elle poursuivit avec un peu de malice :

« Enfin, je suppose que vous n'êtes pas venu jusqu'ici simplement pour le plaisir de m'admirer ni même de converser d'histoire avec moi. »

Elle se retourna brusquement et fit chemin inverse afin de se retrouver nez-à-nez avec lui, plantant son regard vert d'eau dans celui du Karnak.

« Inutile de tourner autour du pot : qu'attendez-vous de moi ? »

Le visage toujours impassible, Kahran semblait totalement immunisé aux charmes de la belle aristocrate. Lui ne voyait pas la beauté de la Zéphyr et dans son esprit seul comptait l’aplomb qu’elle parvenait à conserver face à lui. Il n’ignorait pas que, quelque part, se trouvait sans doute la guerrière Raïken qui suivait constamment Erato et s’assurait de sa sécurité. Soit elle avait été incompétente, soit le Karnak avait suffisamment bien joué l’effet de suspense pour éviter qu’elle soit lâchée sur lui.

- En réalité j’ai besoin de votre nom, votre visage et votre talent…

Kahran laissa en suspend sa requête le temps d’aller s’installer dans un fauteuil confortable. Inversant les rôles et négligeant la bienséance il invita la jeune femme à s’assoir elle aussi.

- La vie politique est mal faîtes. Si personne ne m’interdit de fonder une guilde, mes antécédents avec la justice m’assurent que jamais je n’aurai de place dans le Conseil. Pourtant j’ai besoin de pouvoir influencer cet Empire décadent, j’ai besoin de faire en sorte que mes… Opinions, soient représentées.

Il se pencha en avant posant ses coudes sur ses genoux et posant sa tête entre ses mains l’air détendu.

- J’ai besoin que quelqu’un soit le visage de ma Guilde, j’ai besoin que quelqu’un puisse porter mon message de la meilleure façon qui soit… J’ai besoin de quelqu’un comme vous, quelqu’un dont le nom est chéri des puissants et admiré des faibles.
Légitimement vous vous demandez alors ce que vous auriez à gagner à accepter cette proposition. C’est plutôt simple, je ne cherche pas un « homme de paille » je cherche quelqu’un capable de mener la politique de l’Empire vers quelque chose qui me conviendrait plus. Rares seront mes exigences en réalité tout au plus pourrais-je vous demander d’appuyer telle loi lors des votes où de proposer telles expéditions.
En réalité Madame Poppea, une alliance entre nous nous serait profitable. Votre jeu politique vous permettrait d’accéder rapidement aux hautes sphères tandis que moi je pourrais me préoccuper de ce qui m’intéresse vraiment sans avoir à craindre que les hautes instances ne s’intéressent trop à moi…

Il attendit quelques instants et finalement se redressa.

- Réfléchissez-y.

Et alors qu’il s’apprêtait à sortir il s’arrêta sur le pas de la porte.

- On vous parlera sans doute de moi comme d’un criminel retord, comme d’un homme mauvais. Mais demandez-vous juste le but de tout ceci… Je n’ai pas tué des gens de sang-froid. J’ai tué des gens parce que c’était plus rapide de faire comme ça, parce qu’il fallait gagner un peu de ce temps qui nous fait défaut…